Comptes-rendus d'ouvrage

Pourquoi lire Ottavi par Claudine Bertrand

POURQUOI LIRE OTTAVI ?



Un sourire planté au fond des yeux et l'orage dans la voix, celui qui parle a frôlé les précipices et vécu des moments de terreur intense. Comment rendre son chaos et témoigner de son état troublant ? Toute cette matière écrite est mise en scène par morceaux comme l'est sa vie. Son besoin presqu'organique de dire, de traduire ses états d'âme, de "légender ses propres rêves", d'inventer, de découper, de morceler, de jouer des scènes, de déjouer les mots est une façon de s'éprouver lui-même. Son entreprise littéraire qui consiste à se mettre en danger, à se tendre des pièges ainsi qu'aux mots, vise à débusquer la vérité, à la mettre au jour devant un tribunal populaire. C'est le combat de toute une vie, de chaque instant, une lutte pour la liberté. La vérité, ainsi dévoilée, devant des personnages fantômes, des disparus, l'est en prévision de la dernière scène pour combattre l'injustice et les "monstres du paradis" devant témoins. "Pas l'amour" est un long plaidoyer d'un enfant prodigue qui tente de revenir au bercail, en quête d'amour, qui revendique sa version de l'histoire et qui pose une succession de questions auxquelles les réponses se dérobent.

Les chemins peu fréquentés qu'il emprunte pour retrouver ses racines, cela ne se fait pas sans heurt. Sa démarche est sinueuse et périlleuse. Il peut partir dans toutes les directions et errer dans les maquis de langue réclamant son droit à la vie. Pourra-t-il se rendre au bout de sa mission ou se laissera-t-il séduire par l'appel des sirènes qui peuvent le transmuter dans une peau autre ? Au cours de son périple, il va être plongé dans la matrice amniotique en vue d'une nouvelle gestation. Celui qui parle passe par la gamme des émotions: il rit, pleure, gémit et franchit la frontière entre plaisir et douleur. Vacillant, encore debout, il se défend avec le bouclier de la poésie contre les assauts de l'existence.

S'il revisite son passé trouble, la constante reste la même: débridé et explosif ! Comme un "déparleur", un déraciné, il prend sur lui les désordres, les tempêtes pour les rendre à leur réalité crue et les jeter par dessus bord, exorcisant ainsi ses démons. Sa quête de la terre-mère, mère-patrie demeure une des forces qui anime les courants profonds de son livre. Revenir en Corse, près de celle qui n'entendra pas son cri d'amour ni sa longue confession pourrait s'avérer une impasse, si cela n'était pas envisagé comme une catharsis à laquelle il se livre pour que justice soit faite.

Ce long combat pour la vie - pour lui donner plus d'épaisseur - et se garder lui-même en vie, n'est-ce pas aussi celui qu'il mène pour contrecarrer les forces de Thanatos qui le talonnent et tentent de l'emporter sur celles d'Éros ? Son existence n'est-elle que la somme de ces combats qui lui arrivent comme par vagues successives ? Ottavi révèle des points saillants d'une vie éclatée qu'il propulse sur le devant de la scène en 34 segments. Son univers reste inclassable ! Toujours là où on ne l'attend pas, porté par son parcours anticonformiste, Ottavi glisse à travers les langues passant aisément de l'oral à l'écrit, de la prose à la poésie, du réel à l'imaginaire. Il ressasse les mille et unes nuits à la manière d'un conteur, avec une audace débridée. Il se joue des conventions et fait voyager ses mots qui ont le mal d'aurore dans des lieux de partance à l'encontre d'une société qui capitalise sur le prêt-à-porter et le prêt-à-penser.

Si la poésie est un acte de rébellion, elle change les règles, les détourne de leur trajectoire. C'est en demeurant au plus près de la parole, de l'oralité, du souffle que l'oeuvre d'Ottavi exprime toute sa poétique. Ainsi il subvertit la langue par dérives, par à coups, par soubresauts. Si la langue passe par l'île, elle se fait chant, incantation avant de pénétrer dans le monde. Elle passe aussi par la Corse de la grand-mère aimée, elle se laisse imprégner autant par les mythes que par les légendes aux odeurs d'enfance. Laissons la Corse entrer dans la mémoire universelle pour réparer la blessure faite à sa langue maternelle, charnelle, autrefois interdite de culture.

Poésie insulaire, que celle d'Ottavi, que je vous invite à lire et à entendre comme une musique autant caressante que déroutante. Y a-t-il encore, dans le monde contemporain, une oreille sensible pour capter cette voix entre bruit et fureur ?



© Claudine Bertrand

À PROPOS DE PAS L'AMOUR.

Auteur concerné